La Tapisserie de la Reine Mathilde n'est plus visible. Le musée qui l'abrite et l'expose à Bayeux vient de fermer ses portes pour deux années.
Restauration, nouvel écrin, prêt à l'Angleterre, on ne sait pas bien ce qui est prévu pour ce temps qui nous sépare de sa prochaine présentation. Toujours est-il que des avis se font entendre pour mettre en garde et contester des démarches jugées téméraires. Une pétition lancée il y a deux mois recueille déjà plusieurs dizaines de milliers de signataires pour s'opposer à une exposition Outre-Manche.
![]() |
| Fabrication de la flotte de débarquement des Normands. |
Comme le Pont du Gard ou le Trésor de Conques, la Tapisserie de Bayeux fait partie de l’imagier de nos lointains cours d’histoire. On sait qu’elle existe, mais la dater, la localiser ou connaître son objet ne sont pas forcément des informations rapidement mobilisées par notre mémoire !
Une
œuvre irremplaçable
Agée
de bientôt mille ans, cette broderie de laine sur fine toile de lin – non, il
ne s’agit pas d’une tapisserie ! – a probablement été réalisée dans un
atelier du sud de l’Angleterre entre 1066 et 1069.
Sa
longueur de près de soixante-dix mètres (68,58 mètres sachant qu’un morceau est
manquant) sur une hauteur de cinquante centimètres, le tout d’un seul tenant
comme le montrent les fils de laine colorée qui sautent d’un dessin à l’autre,
en fait une « bande dessinée » monumentale.
C’est
la seule œuvre textile représentative qui nous reste de cette époque. Elle nous
renseigne sur l’habillement, les usages, les châteaux, les techniques et la
construction navale, et même sur les méthodes de cuisine de ces toutes
premières années de l’an mille.
Les
broderies, et plus tard les tapisseries, transportées et exposées sans trop de
soin dans les châteaux et les églises ont disparues. Celles qui restent sont
plus récentes de quelques siècles.
La
Telle du Conquest, telle qu’elle est nommée par les chanoines de la Cathédrale
de Bayeux, échappe aux incendies de 1105 et de 1160. Elle est soustraite au sac
des Huguenots en 1562 et aux couteaux des Révolutionnaires qui avaient besoin
de bâches pour couvrir leurs chariots.
Que cette réalisation, fragile par ses dimensions et par sa matière, nous soit parvenue tient de l’extraordinaire. De part son caractère unique et son intérêt patrimonial, la Tapisserie de Bayeux est inscrite sur la première liste des Monuments Historiques dès 1840 et figure au Registre du Patrimoine Mondial de l’UNESCO depuis 2007.
Une
œuvre politique
Attribuée à l’épouse, Mathilde, du Conquérant, à l’instar de la tapisserie de Pénélope tissant en attendant le retour d’Ulysse, la Tapisserie de Bayeux a très probablement été commandée par Odon de Conteville, évêque de Bayeux et demi-frère de Guillaume. On situe sa réalisation dans les trois années qui ont suivies l’épopée normande parce qu’après, à partir de 1069, des révoltes apparaissent et sont réprimées sans indulgence.
A contrario, durant les années 1066-1069 le Duc de Normandie travaille ses relations avec les Anglo-Saxons en donnant une image de bienveillance, même si les batailles de conquête continuent après celle d’Hastings.
La tapisserie assoit la juste cause du Conquérant sur le parjure d’Harold Godwinson. Elle relate une victoire, comme il se doit, mais aussi une version officielle de l’histoire qui s’impose désormais, montrant la félonie châtiée par celui qui a le bon droit de son côté. Le trône d’Angleterre n’est pas une affaire de conquête, mais une juste reprise de l’attribution d’Edouard le Confesseur !
En même temps,
l’histoire est fixée, et pour l’avenir, l’avertissement est donné pour qui
voudrait, à nouveau, s’opposer en rival !
Un
symbole
Juste
cause, justement défendue, soldée par la victoire de la victime et la mort du
parjure. Voilà une parabole, un symbole !
C’est
un départ pour l’histoire de l’Angleterre.
Le
règne de Guillaume de Normandie marque aussi le début d’une administration pour
le territoire avec la rédaction du Domesday Book et le début d’un état
organisé.
Vu du
Continent, c’est un autre symbole qui se dégage quelques siècles après :
Napoléon
y voit une région de France (vassale de la couronne au moment de l’évènement)
qui conquiert le pays ennemi ! C’est la raison pour laquelle il la fait
exposer au Louvre de novembre 1803 à février 1804 : il s’agit de montrer
que la conquête de l’Outre-Manche est possible !
Pendant
l’Occupation, ce sont deux archéologues allemands qui viennent l’étudier à l’abbaye
de Mondaye. Herbert Jankuhn et Karl Schlabow sont membres de l’Ahnererbe,
organisation nazie chargée de légitimer une origine nordique au peuple
allemand.
On peut
se demander quel était l’état d’esprit des occupants à l’égard d’un épisode
dont ils voulaient s’attribuer les ancêtres et en même temps reconnaître qu’ils
n’avaient pas pu en faire autant. Cette étude a été menée pendant l’été 1941 …
Très
attentifs à cette œuvre, les allemands ordonnent son transfert au Louvre après
le Débarquement, le 26 juin 1944.
Le 21
août, deux SS se présentent au Gouverneur général de Paris, le général Von Choltitz
pour emporter la Tapisserie en Allemagne. Von Choltitz répond que le Louvre est
aux mains de la Résistance !
La
scène est retracée dans le film « Paris brûle-t-il ? »
Repartie
pour Bayeux le 2 mars 1945, la Tapisserie de la Reine Mathilde a été conservée
dans cette ville durant la presque totalité de son temps. C’est un bien d’Etat,
mais Bayeux, dépositaire, y est si étroitement associée !
Alors
aujourd’hui, la sortir à nouveau de sa ville pour un voyage si long qu’elle ne pourrait
peut-être pas le supporter est-il opportun ?
De sa
restauration pendant les mois qui viennent, on en parle peu. C’est l’affaire
des spécialistes. On leur fait confiance.
On
leur fait aussi confiance … pour s’inquiéter de la décision présidentielle de
prêter la Tapisserie à l’Angleterre l’année prochaine. Le but de l’opération :
consacrer le réchauffement diplomatique amorcé entre les deux pays en 2023
(visite d’Etat de Charles III en France). Mais l’intention était déjà annoncée
par Emmanuel Macron dès 2018 !
La Telle
du Conquest est une œuvre unique, un symbole soit, mais en faire une monnaie
diplomatique au prix de son existence est-t-il raisonnable ?
Gardons-nous
de faire que sa valeur fasse aussi sa perte !
Un symbole n'est pas un jouet, fut-il à prétention diplomatique.
